Ce pays qui n’aime pas le Mondial

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« Voir des millionnaires courir derrière un ballon ». Anne-Sophie Lapix sur France 2 le 13 juin dernier n’a pas hésité à embarquer vers un pays étrange avant de faire demi-tour puis de s’excuser. Trop tard. L’occasion était trop belle pour nous remettre à penser. Essayons de comprendre ce qui arrive à ceux qui ne nous aiment pas. De quel pays viennent ceux qui n’aiment pas le Mondial ?

Il y a longtemps qu’on ne devrait plus se vexer. C’est vrai, avouons qu’un Russie-Arabie Saoudite, n’a, a priori, pas de vertu autre que celle du dépaysement. Installés dans nos canapés d’occasion on regarde ainsi les programmes des matchs du premier tour comme on contemplerait à Roissy-Charles-de-Gaulle, les destinations les plus exotiques se succéder sur un grand tableau d’affichage. Tous ces gens qui grouillent finiront bien par partir quelque part. Le plaisir du Mondial c’est d’être assis là et de les voir embarquer. Mais à la différence du poète égaré dans un hall d’aéroport, l’immense vaisseau du Mondial nous emmène toujours avec lui, pour peu qu’on y prête un peu attention. Voila pourquoi on pourrait mourir de ne pas regarder un Suisse-Costa Rica ou un Panama-Tunisie. Ce serait comme rester à quai aux côtés de ceux qui n’aiment rien, exilé sans quitter terre, au pays de ce qui n’aiment pas le Mondial. 

Nous ne sommes que la France et ce n’est pas l’amour du football qui nous étouffe. Non, c’est plutôt la haine

La haine du football

Car à chaque grande compétition, c’est la même histoire. Certains ne supportent ni notre enthousiasme, ni notre naïveté. Ils ont comme la nausée à l’idée de nous voir tous abrutis devant nos téléviseurs, absents de toutes les conversations ordinaires, épuisés par le rythme effrénée d’un concours qui n’a rien à voir avec notre vie quotidienne. Quand même au journal télévisé de la première chaîne publique française on se fatigue à l’idée de « voir des millionnaires courir après un ballon », notre premier réflexe est de nous faire tout petit et d’imaginer des terres exotiques où le football ne serait pas l’objet d’un tel mépris, d’une telle haine ordinaire. On voudrait être l’Espagne, l’Argentine ou le Brésil, n’importe quel pays de Cocagne pourvu que notre passion trouve enfin une patrie. Pourtant nous ne sommes que la France et ce n’est pas l’amour du football qui nous étouffe. Non, c’est plutôt la haine. Ce qui au fond est presque la même chose.

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Robert Redecker

 

Football et totalitarisme

Car c’est bien de haine dont il s’agit. Et à ce titre, un mondial ou un Euro, est toujours l’occasion de frémir en lisant le dernier Robert Redecker, fielleux philosophe français dont le projet était de publier, tous les deux ans, un ouvrage, un article dans lequel il pourrait enfin donner libre cours – en toute impunité pour une fois – à la détestation de son époque. Dans son dernier couplet on peut y lire des choses de ce genre, à grand renfort d’intimidation intellectuelle: « (le football) permet à des esprits ordinaires de s’essayer ingénument à l’exercice intellectuel » (Peut-on encore aimer le football ? Editions du Rocher, p. 17). On aimerait savoir qui sont les esprits extra-ordinaires, ceux qui, selon lui, semblent les plus adeptes à parler de choses aussi profondes que le destin du monde ou l’abolition du Mondial. 

« l’évènement footballistisque, qui n’a d’évènement que le nom, ne traduit autre chose que le triomphe obscène du vide »  Robert Redecker

Il faut dire que ce philosophe a d’étranges amours. Quand il s’agit de comparer l’incomparable, notre ami ne se défausse pas. Il assume un parallèle osé, au risque de la grossièreté. Le football serait pire que le pire des totalitarismes :  « fascisme et communisme se mouvaient encore dans l’univers du sens, transmettaient un message, visaient un horizon d’accomplissement de l’humanité en sa perfection, fût-elle perverse, quand l’évènement footballistisque, qui n’a d’évènement que le nom, ne traduit autre chose que le triomphe obscène du vide » (idem, p 48). Quel était le « message » du fascisme ? Auschwitz aurait-il un « sens » qui nous aurait échappés ? Ainsi, comme on parlerait d’un ami qui aurait mal tourné, le goulag, Mein Kampf et le nazisme n’étaient, pour Redecker, qu’une « perversion », une mauvaise passe, de l’humaine perfectibilité. Le Mondial de football, lui, ne fait pas l’objet d’une telle magnanimité et prôner ouvertement son extermination ne coûte pas cher au polémiste.

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Michel Foucault

L’autre lieu par excellence

Il est temps de se défendre et d’attaquer à notre tour les croyances néfastes de ces esprits chagrins. Pour les intimider, nous choisirons Michel Foucault et son concept d’hétérotopie, parfaitement adapté à décrire le Mondial et à comprendre la haine de ceux qui prêchent sa destruction. Le Mondial c’est très exactement un « autre lieu » c’est-à-dire un terrain de jeu découpé dans notre vie ordinaire qui aurait la particularité d’avoir les règles, les personnages, les limites de temps et d’espace qu’on aurait nous-mêmes choisis. Exactement comme la scène de théâtre, comme l’écran de cinéma, comme un tapis volant. 

Le Mondial c’est le pays sans frontière de tous ceux qui ont encore un imaginaire à disposition

Ainsi, comme les enfants qui jouent à faire le tour du monde sur le lit de leurs parents, on dirait qu’on se serait tous donné rendez-vous dans une colonie de vacances en Russie, on dirait que nous, on serait les Bleus, que vous, vous seriez les jaunes et que vous les rouges. On dirait aussi qu’il y aurait une phase de poules et après une phase d’élimination directe, comme ça, on pourrait toujours recommencer, toute la vie durant. A la fin d’un concours, on dirait que le vainqueur serait « champion du monde ». Et ensuite on raconterait à nos copains de l’école tout ce qu’on avait fait pendant ce divin mois. Quatre ans plus tard, alors, on recommencerait à 0. Mais cette fois il y aurait avec nous l’Italie et la Hollande. Enfin, espérons. 

« Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier » Michel Foucault

À tous nos tapis volant

Le Mondial c’est le pays sans frontière de tous ceux qui ont encore un imaginaire à disposition. Que serait une civilisation sans de tels vaisseaux ? Que deviendrions-nous si nous n’avions que des choses réelles à célébrer ? Que serait notre vie sans aucun tapis volant sur lequel embarquer ? C’est à Foucault de nous donner la réponse : « Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c’est – le jeudi après-midi – le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondir sur les ressorts ; c’est la forêt, puisqu’on s’y cache ; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps ; c’est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni. » Ce grand lit, c’est aussi le Mondial, puisque, pendant un mois, on y voyage toutes les nuits. 

 

 

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