Valdano « le football est une fiction  » 2/2 (inédit)

Suite et fin de notre conversation avec Jorge Valdano. Le pragmatisme abordé, il était devenu impossible de ne pas parler équipe de France, Guardiola, cynisme, Sinatra et VAR. Dans cet ordre. 

Valdano 86

On oppose volontiers à l’amateur de beau jeu le plaisir du défenseur.  Simeone dit d’ailleurs que défendre est un art de vivre, dans quel sens le dit-il ? 

C’est une éthique de l’effort, de la générosité. C’est pour cette raison qu’il instaure une discipline quasiment militaire. Ce qui est aussi admirable en un certain sens dans la mesure où, cinq ans plus tard, les joueurs continuent à s’y plier. Il y a une grande valeur à convaincre des joueurs qu’ils vont au football comme on va au sacrifice. La part éthique réside ici dans le sacrifice, l’humilité. Ce sont des questions bien réelles et pertinentes pour le football mais qui malheureusement ne prennent pas en compte le courage ou la beauté. Voilà pourquoi il me semble que cette idée du football reste incomplète. D’ailleurs de l’Atletico de Madrid on ne peut dire que deux choses: soit il gagne, soit il perd. Il n’est pas  analysable du point de vue strictement footballistique. Guardiola, au contraire, doit gagner et bien jouer. Sinon, il ne remplit pas le contrat. C’est une question d’expectatives. Voilà pourquoi jouer comme Simeone, c’est beaucoup plus facile que de jouer comme Guardiola. Pep a beau encaisser moins de but que l’Atletico et en marquer cinq fois plus, l’analyse à son encontre reste mesquine. 

D’où vient cette mesquinerie ?

De la médiocrité qui est largement répandue et qui attaque en meute. Les médiocres sont très nombreux. Des types comme Guardiola ou Messi les forcent à tomber le masque. Pour eux c’est insupportable. N’importe quel prétexte est bon pour exercer leurs représailles. Or, c’est à l’œuvre qu’on peut mesurer la qualité d’un artiste. Et en ce qui concerne le football, je n’ai jamais connu meilleur entraîneur que Pep Guardiola. 

pep

Mais le football de Guardiola  n’est qu’une parenthèse. Tout comme la France de 86,  le Brésil 82…

Certes mais maintenant quand on parle du Barça on parle désormais de culture et pas seulement de joueurs. Le football hollandais est une culture. Ce n’est pas rien. Les joueurs ont apporté avec eux une certaine manière de comprendre ce jeu. Un joueur comme Koeman, par exemple, a été très important pour le Barça. C’est même le joueur le plus important de tout le cruyffisme. C’est vrai qu’il avait l’air un peu en sur-poids, n’avait aucune grâce physique mais il était très précis balle au pied.  Ce que nous a montré Koeman c’est que pour bien jouer au football il est nécessaire d’avoir de bons joueurs sur toutes les zones du terrain et pas seulement devant. Koeman  était capable de sortir le ballon de derrière de manière si ordonnée que tout le reste n’était plus que des effets de cette première cause. Dès la première touche de balle, il générait une supériorité numérique. Il éliminait déjà deux joueurs en une seule touche de balle. Pep le dit très bien. Le joueur le plus révolutionnaire de Cruyff ce n’était pas Romario ou Stoitchkov mais Koeman. Il nous a montré que le bon football commençait derrière. Cette idée n’est pas une idée romantique. En réalité, il n’existe aucun joueur de première division qui ne soit pas capable de faire une passe à l’une des serveuse qui se trouvent devant nous à 15 mètres (il indique le comptoir devant nous… ndla) Le reste est un problème de convictions. J’ai pris le Tenerife qui avait fait 8 nuls, c’était une équipe destinée à descendre. Et, on avait beau être pauvres, on rentrait sur le terrain balle au pied. 

koeman

Tu as dû t’ennuyer pendant le Mondial du coup…

Je ne suis pas désespéré. J’ai été moi-même champion du monde avec Bilardo même si je ne partage aucune de ses idées. Ce qui meut le football ce sont les tendances. La France gagne, le football recule de 25 mètres, l’Espagne gagne, tout le monde se remet à jouer. Le vainqueur contamine les autres. La France aurait pu gagner le même Mondial en jouant différemment, elle aurait suscité beaucoup plus d’admiration. Evidemment, comme personne ne peut le prouver, on s’en tient à cela… Mais l’équipe de France a semé plus de frustrations que d’admiration chez le spectateur neutre. J’aurais préféré que la Belgique ou le Brésil soient champions du monde, pour être sincère…

« L’équipe de France a semé plus de frustrations que d’admiration chez le spectateur neutre »

Le cynisme tactique existe-t-il ?

Très clairement. De fait, rien de plus cynique que les fameuses « fautes tactiques » qu’on appelle aussi « fautes intelligentes ». J’ai écrit l’autre jour que le VAR se préoccupe beaucoup des surfaces de réparation mais néglige le reste du terrain. On se retrouve maintenant à mettre des coups de manière préventive. Je ne sais pas combien de buts ont été avortés à cause de ces fautes. Certains entraîneurs très « pragmatiques » les prévoient même sur leur tableau noir. Le Getafe est l’équipe européenne qui donne le plus de coups et est ainsi parvenue à se hisser parmi les sept premiers du championnat avec des joueurs très médiocres. Mais il est impossible qu’une telle stratégie fonctionne sans la complicité arbitrale. Car l’arbitre est un gestionnaire du spectacle. Il doit être un policier du spectacle. Par naïveté ou par ignorance de leur fonction philosophique les arbitres finissent par être très permissifs et prennent pour une attaque personnelle les demandes de ceux qui exigent d’être plus ou mieux protégés.

Tu as confessé publiquement t’être converti à la VAR. Pourquoi ?

Je ne suis pas converti mais je renonce à cette querelle qui, comme quelques autres, me semble perdue d’avance.  Ce qui m’intéresse c’est ce que va devenir le football dans 5 ou 10 ans, pas la VAR. Son organisation est en train d’être bouleversée. Une vingtaine d’équipes auront un budget d’un milliards d’euros tandis que toutes les autres, une infinité d’autres, lutteront pour la survie. Florentino Perez me dit que c’est l’industrie du football qui est comme ça. Que le marché réclame ce genre de réformes. Mais c’est le point de vue des grands. Le point de vue de l’industrie totale, où des milliers d’équipes qui seront condamnées à disparaître, c’est une catastrophe industrielle. Le football sera réservé aux riches. Des emplois mais aussi la figure de l’aficionado populaire vont également disparaître. 

perez

Certes, les structures changent mais mais un paradoxe demeure : comment expliquer que malgré toutes les réformes, nous continuions à nous passionner pour la Champions League ?

Parce que dans une société si individualiste, le jeu reste fascinant et la loyauté au maillot continuent à produire ses effets. Il sert d’excuse pour se réunir autour de quelque chose de commun. Mais je crains qu’un jour les gens en aient marre. Pendant le Mondial 2014, j’étais dans les tribunes pour la finale. Sur la file d’en-dessous je voyais un type, coupe de champagne à la main, se plaignant que personne ne chante… Imagine un peu ce qu’il va se passer au Qatar quand on sait que là-bas, pour se loger, il n’y a que des hôtels 5 étoiles ! Dites-moi qui va aller à ce Mondial ? Les ultras ? Soyons sérieux… Laisse moi te raconter une anecdote intéressante. Au Brésil, la veille de la finale 2014, je suis sur une plage et tombe sur un argentin qui me reconnaît. On entame la conversation « d’où viens-tu ? –  de Rio Gallego, me répond-il ». Rio Gallego c’est au Sud de l’Argentine. « Tu es venu de Rio Gallego jusqu’ici ? – Oui, un copain routier m’a emmené jusqu’à Buenos Aires. De Buenos Aires, j’ai chopé un avion qui m’a laissé à Sao Paulo. Et de là un autre ami est venu me chercher et on est venu ici à Rio – Comment tu as fait pour trouver des billets pour la finale ? – Les billets ? Quels billets ? Me rétorque-t-il. Je n’ai même pas de quoi manger, comment je pourrais me payer des billets pour la finale de le Coupe du monde ? Non, je suis venu jusqu’ici seulement pour être tout proche. » Imagine un peu…Cet homme avait traversé le continent tout simplement pour être « tout proche ». Et effectivement, plus de 100.000 argentins se sont déplacés mais seulement 45 000 étaient présents au stade. Tous les autres ne sont venus que pour respirer le parfum de la finale. Voilà, tout cela pour moi, c’est une catastrophe.

Pourquoi ? On pourrait admirer le romantisme d’une telle passion ? C’est même plutôt émouvant, non ?

Un type qui aime à ce point le football qui ne peut même pas rentrer dans le stade… Ce qui me désole c’est que dans sa voix, il n’y avait aucune colère, aucune indignation mais plutôt une sorte de lourde résignation un « ce n’est pas pour moi, voilà tout, je trouverai bien un endroit où regarder le match » qui me désole. 

hincha

Mais le discours critique de l’argent dans le football est présent depuis la naissance du professionnalisme. Ce n’est pas propre à notre époque. C’est même structurant dans tous les débats depuis un siècle, quel que soit le pays. D’ailleurs, le discours nostalgique est originairement plutôt un discours conservateur et aristocratique. Jouer « pour l’amour de l’art » n’est pas à la portée de toutes les bourses. Malgré ce discours de la nostalgie repris implicitement dans le cas des Football Leaks, l’audience du football n’a fait que progresser. Pire, si demain il y a un Real-Juve, je vais me précipiter pour le regarder indépendamment de toutes ces questions d’argent et de salaires…

C’est le pouvoir du jeu. Il ressemble au pouvoir de la musique. On ne pouvait pas tous aller voir Franck Sinatra en concert mais tous l’admirions et l’écoutions. Par exemple, aujourd’hui City joue contre United et de l’autre côté du monde River Plate contre Boca Juniors. En Argentine c’est un match de football entre pauvres. Les joueurs ne sont pas célèbres si ce n’est quelques noms qui disent quelque chose aux gens parce que peut-être, dans quelques mois, ils pourraient bien finir au Real Madrid. La valeur de ce match n’est pas dans les joueurs mais dans les gens qui y assistent. Dans la presse argentine, les cardiologues donnent quelques conseils, on raconte aussi qu’il a été vendu trois fois plus d’anxiolytiques qu’habituellement, que les joueurs comptent sur les psychologues pour se préparer… Tout cela est une folie absolue. Quand dans un River-Boca, je vais admirer la passion et les excès, le plaisir que j’aurais également à voir ce City-United, lui, sera d’une autre nature. Je me rendrai à ce match comme à un récital de musique classique, pour y admirer l’excellence. 

Dans le conte de Borgés et Bioy Casares dont on parlait tout à l’heure, une fois la supercherie révélée, Bustos Domecq promet à son interlocuteur de garder le secret, de ne pas dire que tout cela est faux. Le président rigole et lui répond d’un air tranquille: « ne vous inquiétez pas, personne ne vous croira ». Que t’inspire cette conclusion ? Faut-il révéler le secret du football ?

Le football ne pense pas. Dans mon dernier livre je dis que les gens qui vont au théâtre sont plus intelligents que ceux qui vont au stade même si ce sont les mêmes. Les premiers cherchent à penser et les seconds à ressentir. Le lendemain du match ils ne font plus partie de la masse, ils redeviennent des individus. 

« Les gens qui vont au théâtre sont plus intelligents que ceux qui vont au stade, même si ce sont les mêmes »

N’est-il pas pour autant possible de penser le football ? On ne peut pas dire que Pep, que Cruyff, que Bielsa ne pensent pas le football…

Si, bien sûr, mais je parle des amateurs au moment de regarder un match. Bien sûr qu’il y a des hommes qui ont fait avancer le football. Quand je parle d’ « être supporter d’une idée » c’est cela que je veux dire. Mais personne n’a plus fait avancer le football que les footballeurs eux-mêmes. Le football a évalué grâce à Pelé, grâce à Maradona, Di Stefano, Messi. Ils nous ont fait comprendre que la beauté était possible. Le football c’est l’opéra des pauvres, un lieu qui permet à ceux qui n’ont pas nécessairement accès à la grande culture de pouvoir eux aussi jouir du talent et de la beauté. Voilà pourquoi quand on dit «  il faut gagner à tout prix » on met à bat tous les garde-fous éthiques. 

bielsa

Le problème du discours de l’éthique c’est qu’il est confondu avec un discours moralisateur et, plutôt que de générer la conviction, provoque des réactions très violentes contre lui. Il ne convainc pas, il irrite. Qu’est-ce qui différencie ce discours éthique d’un discours moralisateur ?

Je dirais plutôt que l’un est trompeur et l’autre non. En effet, en football, il s’agit oui ou non de tromper. Bien sûr, pour défendre il ne s’agit pas de laisser passer poliment les attaquants. Il faudra toujours commettre certaines fautes, nous ne le savons tous. C’est un métier de contact où il s’agit d’être astucieux, ingénieux. Mais tout dépend où fixer la limite. 

Il y a une loyauté à l’égard du jeu à maintenir, dirait Batteux.

Oui, le football, c’est la vie par d’autres moyens. C’est un langage comme l’art, la danse. La différence c’est que dans la danse il n’y a pas de confrontation. Voilà pourquoi on peut aussi le comparer tantôt à la guerre, tantôt à l’art, on peut parler de romantisme, de pragmatisme quand on parle de lui… On peut l’utiliser comme métaphore permanente de la vie. 

« Oui, le football, c’est la vie par d’autres moyens. »

S’il est une métaphore permanente de la vie, comme tu dis, ne faut-il pas alors admettre qu’il n’a aucune existence en tant que tel ? Qu’il n’existe que parce qu’on y consent ? Exactement comme une fiction…

Je vais te raconter un truc. J’ai eu un cancer il y a quatre ans, j’ai perdu 20 kilos, quelque chose de très lourd. Hier, je parlais avec un journaliste portugais. Il avait su que j’avais été malade et a essayé une comparaison : « qu’est-ce qui est le plus compliqué, marquer un but lors d’une finale de Coupe du monde ou se remettre d’un problème de santé comme celui que tu viens de traverser ? » Ma réponse ? Evidemment, de me relever de mon cancer parce que ce but que j’ai marqué en finale en 1986, c’est une fiction, c’est un simulacre de vie. Quand on arrive à la limite de la vie et de la mort, on sait parfaitement ce qui est fiction et ce qui est une réalité. Crois-moi. Le football ce n’est qu’une fiction. 

Entretien réalisé par Thibaud Leplat

 

Lire la première partie de l’entretien

Livres de Jorge Valdano (pour tout projet de publication en français s’adresser à l’auteur de ce blog)

Couv

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