La fameuse émission de M6 est un chef d’oeuvre, il faut bien le reconnaître. Mais pas de n’importe quel type, c’est un chef d’oeuvre français.
Bien sûr on peut toujours reculer d’un pas et d’un air contrit esquisser une moue dubitative. On peut aussi, sans doute par snobisme, faire mine de ne jamais s’y être intéressé, d’avoir d’autres chefs-d’oeuvres à lire le lundi soir, d’autres amis à voir ou d’autre semblable à contempler pour se pencher pendant plus de deux heures sur la solitude affective de quelques cultivateurs mélancoliques. On peut nier, mais on mentirait si l’on disait qu’on n’avait jamais rien ressenti en voyant ces hommes bourrus la larme à l’oeil courant après leur amour (“Katia je t’aime putain”), on serait malhonnête si l’on n’avouait pas avoir un instant pensé nous aussi à notre mère, notre père, notre tante, notre oncle, et songé à leur vanter à notre tour les mérites d’une lettre parfumée et d’un poèmes aux rimes touchantes et primitives.
S’il faut faire l’éloge de l’Amour est dans le pré (et de sa présentatrice Karine Lemarchand) ce n’est pas pour la mise en scène exagérément bucolique qu’elle propose du monde rural. Ce n’est pas non plus pour le soin pris par l’équipe technique à convertir n’importe quelle étendue ocre avant un coucher du soleil en un décor féerique (traveling, étalonnage, montage) propice à préparer nos esprits à l’émoi d’un speed-dating sur une péniche, aux frétillements d’une assistante de direction parisienne pour un vieux garçon solitaire de l’Allier aux doigts de géant et au coeur de petit garçon.
Non, s’il faut ici dresser l’éloge de l’Amour est dans le Pré c’est parce qu’il est un chef-d’oeuvre total de la télévision française.
Rendez-vous au Petit Trianon
Le premier mérite de cette fable pastorale hebdomadaire est d’être parvenue à connecter simultanément les âmes de six millions de téléspectateurs avec la mythologie française la plus profonde et la plus archaïque. Personne ne lit plus L’Astrée en France depuis qu’Eric Rohmer est mort. Ce roman, sorte de 50 Nuances de Grey mélangé avec Barbara Cartland et Chrétien de Troyes, publié au XVIIème siècle (et adapté par le cinéaste), fut le premier best-seller de la littérature française et le roman favori de Marie-Antoinette. On y peignait les amours champêtres de paysans français à la sagesse proverbiale. À mesure que la France devenait urbaine et entrait dans la modernité, l’Astrée devenait le principal sujet d’admiration et de coquetterie des duchesses dans les salons parisiens.
L’excitation d’une assistante de direction glissant ses bottes en caoutchouc dans une valise trop étroite pour contenir autant d’espérance était donc bien un symptôme de sociabilité parisienne. Ce qui fascine dans l’Amour est dans le Pré c’est l’exact répétition de l’ivresse de Marie-Antoinette se faisant construire dans les jardins de Versailles une bergerie de style pittoresque dans laquelle elle aimait à s’évader, parfois des journées entières, du quotidien ampoulé de la vie de Cour à Versailles. Tandis qu’au loin, dans les faubourgs d’un Paris bruyant et nauséabond, le petit peuple grondait, la Reine jouait à se faire tutoyer et à caresser les agneaux et les moutons qu’elle avait fait installé ici. Voilà ce qu’est la “campagne” française: une image reconstituée d’un Eden rural où les préoccupations de la grande ville s’évaporent instantanément. Le paradis français ce n’est pas une plage tropicale ni une mer transparente. Non, le paradis français c’est celui où l’on aurait tous le droit, le temps d’une émission sur M6, d’épier la rencontre croustillante d’un céréalier avec une assistante maternelle, de se déguiser en paysan et de s’offrir une semaine dans les étables de Province. Bref, de jouer un instant à être la Reine de la France.
Coquin de sort
La seconde vertu de cette émission qu’on déguste comme une salade de légumes bio ou une assiette de jambon “de pays” à la terrasse d’une brasserie française, est de rendre à la langue tous les accents dont les rédactions parisiennes nous avaient privées, sans doute par soucis de probité ou de crédibilité, depuis qu’elles avaient déménagées dans le même quartier de l’Ouest parisien. Depuis les années 2000, on pouvait présenter le journal télévisé national avec une autre couleur de peau mais curieusement, on ne peut toujours pas aujourd’hui évoquer l’actualité international avec l’accent de Carcassonne, de Point-à-Pitre, d’Aulnay-sous-Bois ou de Yaoundé. Pourquoi, si René Char avait le ton généreux de la Provence, Picasso celui de Malaga et Camus roulait les “r”, pourquoi ne pouvait-on pas présenter le journal national avec l’intonation de Toulouse ou de Strasbourg ? Il n’y avait guère qu’au journal de 13h de TF1 qu’on entendait par éclats sonores de 20 secondes l’accent rocailleux du Lot, bourru de Picardie, truculent de Provence. Il y avait bien quelques reportages de Michel Izart (made in Sud Ouest) en Guyane (“À quoi reconnaît-on un village français en Amérique du Sud ?, posait-il un jour commentant des images de quelque cahutes regroupée au bord d’une route traversant la forêt guyanaise, réponse : il y a toujours quelqu’un qui se promène avec une baguette sous le bras”) mais l’accent – en ce qu’il était le résidu d’un patois disparu – n’était toléré qu’en tant qu’élément de décor pittoresque. En Angleterre, en Espagne, en Allemagne, en Italie, l’accent est une fierté. En France c’est un archaïsme.
Heureusement qu’il y a Thierry (“coquin de sort”), agriculteur de 2,01 m en Provence pour aimer encore les imprimés Léopard, fondre quand il entend parler une femme avec l’accent du midi et ignorer pour de bon la signification grossière du terme “cagole” (“alors là je n’ai pas commmpris Karineee, la cagouleee c’est quand tu veux attaquer une bannnque, non ?”). Heureusement qu’il y a aussi François, franc-comtois, fan de Johnny Halliday – chanteur français par excellence – pour faire des allusions douteuses sur l’approche des taureaux (“hier il voulait pas tirer la langue el’ taureau, y’ voulait tirer aut’chose !”).
Car bien sûr dans ce Tournez-Manège moderne, on ne parle jamais d’agriculture ni d’élevage, encore moins de la solitude de l’homme rural. Non, l’objet de cette émission, en réalité, n’est pas de nous ouvrir les yeux sur la tristesse de la vie amoureuse à la campagne mais bien sur la solitude du citadin, prêt à quitter confort, sorties et transports en commun pour, au nom de l’amour éternel et de l’authenticité, “retourner” vivre à la campagne, comme si la vie rurale était la seule issue à la détresse de l’homme urbain et démocratique.
Rat des villes et rats des champs
Cette détresse est française parce que c’est la fameuse opposition Paris-Province structurant la mémoire depuis la Révolution jacobine qui est à nouveau à l’oeuvre. C’est bien Karine Lemarchant, la parisienne dans toute sa bienveillance, qui conseille, oriente, marie ces couples de provinciaux, comme Paris gouverne aux destinées de la Province (tout en lui reconnaissant un charme désuet). C’est bien Karine qui tutoie, rigole, commet les réflexions de citadines (“c’est étrange comme elles broutent les vaches !”), met en scène les plateaux bucoliques assise sur un tronc d’arbre dans l’ombre généreuse d’un peuplier, sur les rives fraichement tondues d’une ruisseau au cours charnu comme on vendrait des cartes postales de la France vraie, c’est-à-dire la France qui n’existe que dans les représentations collectives.
C’est bien le décalage constant entre l’apparence de matrone sexy et sophistiquée de Karine Lemarchand et sa naïveté (feinte ou réelle peu importe) déambulant à son gré dans ce décor rural mythifié qui fait fonctionner le dispositif de cette émission et ce, en dépit des valeurs par ailleurs défendues par celle-ci (amour courtois, vie à la campagne, homme aux champs, mère la maison) qui semblent curieusement avoir échappé à la vigilance des associations féministes. Quoiqu’en dise sa présentatrice, l’objet de cette émission n’est pas la reproduction de la classe des propriétaires terriens français (“depuis 9 ans nous avons suivi une centaine d’agriculteur en quête de l’âme soeur, nous avons eu la chance de voir naître près de 60 idylles dont 14 mariages et la naissance de 32 enfants” en prologue ) mais bien de rendre gloire à cette fée déchue qui depuis des années souffraient des moqueries de centaines de ses nouvelles rivales sur Internet. Cette émission prônant l’amour vrai (c’est-à-dire rural), les valeurs simples (ce qui est complexe est effrayant), traditionnelle (contre l’horreur de la modernité) et la magie de la rencontre (dans un décor télévisuel), est fascinante par qu’en dépit des contradictions permanentes dans lesquelles elle plonge ainsi ses candidats (faire un choix rationnel entre prétendantes déjà acquises à sa cause est-ce vraiment de l’amour ?) renoue avec le mythe de la fée contemporaine. Elle était la seule capable de faire revenir l’être aimé, de réunir les familles, de corriger les injustices sociales et de rendre beau n’importe quel paysan joufflu.
Karine Lemarchand n’est pas n’importe quelle fée. C’est la fée télévision, la seule fée 100% parisienne.
Par Thibaud Leplat