Le flic ou l’infirmier

C’est l’histoire d’un mec qui ne rit jamais aux spectacles comiques.

Je vous préviens, je suis d’une humeur massacrante. N’essayez pas de me raconter l’histoire de votre première cuite ou du jour où vous avez assisté aux championnats de France de lancer de nains dans une discothèque de la région d’Annecy. Rien ne me fera sourciller. Installé devant mon clavier, chaque lettre que vous lisez est un clou enfoncé entre mes yeux. Il fait beau aujourd’hui ? Tant mieux, je vais pouvoir garder mes lunettes de soleil à l’intérieur. Je travaille de chez moi et n’ai aucun patron à qui rendre des comptes ? Dommage, j’aurais volontiers cassé la gueule à un petit chef. Certains matins sont si douloureux que n’importe quelle présence, le moindre bruit qui viendrait troubler la routine rassurante de mon petit déjeuner, est une provocation qui m’est personnellement adressée. Ce matin entre le café et la tartine de Nutella, Brice Couturier a été accusé par mes soins de poujadisme radiophonique. Sa constante bonne humeur m’avait semblé la preuve irréfutable de sa malveillance à l’égard de la classe moyenne. Ce matin pour moi tout le monde est de droite.

C’est le problème de l’écrivain au petit déjeuner. L’insouciance et la légèreté, si elles sont admises par l’académie des intellos à moustaches, ne le sont que dans le cadre de l’examen philosophique et moral des caractères humains. Même Le Rire, titre d’un ouvrage de référence de Bergson, ne contient pas la moindre blague sur les portables, les restos chinois ou les aéroports.

Pourtant au fond, j’aurais aimé être comique. J’envie les humoristes parce qu’ils ont de l’homme et de ses passions (objet de la quasi totalité de l’histoire de la littérature et des idées) une connaissance intime et profonde. Et au lieu d’en faire des traités philosophiques à destination de quelques illuminés en veste de velours comme moi, ils en font des spectacles divertissants et remplissent des théâtres pendants des mois (la dernière tournée de Gad Elmaleh contenait 64 dates). Il faut dire que n’importe quel problème existentiel est hilarant s’il est raconté avec l’accent québécois.

Mais ceci ne répond pas à la question. Pourquoi quand Bergson écrit Le Rire, personne ne rit (ni ne lit) mais quand Laurent Barrat, un camarade comédien, imite un homme victime du syndrome de La Tourette en hurlant des syllabes incompréhensibles, agitant la tête, se frottant les mains frénétiquement « seize, répète-t-il hystérique, seize fois, seize fois je me suis lavé les mains aujourd’hui », puis poursuivant son récit et pris de spasmes violents, d’où vient que mon visage se tende, que le coin de mes lèvres se redresse et que parvenu au bord de l’étouffement, je finisse tout de même par m’esclaffer ? Je pensais que la misère humaine n’était pas drôle. Qu’elle m’attristait même. C’est faux. Avec Laurent Barrat j’ai appris au contraire qu’elle était si poilante que ma femme en a presque perdu les eaux.

Si le matin je suis de mauvaise humeur c’est que je prends l’existence trop au tragique. Je suis trop collé au réel et éprouve une empathie déplacée envers cette femme choisie par l’amuseur (de première partie) au hasard dans le public pour le rejoindre sur scène et dont, sous le regard hilare de sa famille entière réunie au théâtre, il moque la moindre maladresse. Il a raison le comique. On ne fait pas d’humour sans casser des femmes, des homosexuels, des malades, des vieux, des juifs, des belges, des québécois et des François Hollande qui tombent dans l’escalier. Car rire c’est corriger. En cela le métier de comique n’est pas si éloigné de celui de l’écrivain. Le bon humour (comme la bonne littérature) est toujours de droite. Non qu’il faille être conservateur pour avoir des idées intéressantes à écrire mais parce qu’à force d’observer les hommes trébucher sur les trottoirs de l’existence, on finit toujours par adopter l’un des deux points de vue opposés sur leurs malheurs. Celui du flic ou de l’infirmier.

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