Entretien par Diego Torres paru dans El Pais (31/05/2019)
Eden Hazard, Alexandre Lacazette, Virgil van Dijk et Hugo Lloris ont deux points communs. Cette semaine ils disputent tous deux une finale de compétition UEFA et sont passés, pendant leurs années de formation, dans les mains de Claude Puel (Castres, France, 1961). Milieu de terrain du Monaco d’Arsène Wenger, George Weah et Ramón Diaz; devenu ensuite adjoint de Wenger, Puel jouit d’une carrière unique en Ligue 1. Il est l’homme qui a disputé le plus de matchs dans l’élite française: 1222 matchs comme joueur puis entraîneur. Ce record n’a pourtant pas fait de lui un adepte de l’école de sa fédération, promotrice de football défensif caractéristique de la sélection championne du monde 1998 et 2018. Comme Wenger chez lui, Puel est contre-culturel. Il s’exprime dans un parfait espagnol.
Comment avez-vous découvert Eden Hazard ?
Je l’ai fait débuter à l’âge de 16 ans. Il jouait alors dans l’équipe réserve de Lille en appui de mon fils Grégoire. A cette époque, Grégoire était un attaquant rapide, avec une bonne frappe, qui marquait beaucoup de buts parce qu’il avait Hazard derrière qui lui donnait beaucoup de ballons. Un jour, je l’ai fait monter en équipe première pour un amical contre Bruges. Il a fait un truc : il a pris le ballon et s’est mis à dribbler cinq joueurs à la suite. Et, quand tout le monde autour de lui s’était mis à douter, il s’est arrêté et a glissé le ballon. Petit coup d’œil, petite touche de balle, une passe et un ballon de but pour que son coéquipier n’ait plus qu’à pousser le ballon dans le but. Depuis le banc je n’avais même pas vu la solution que, lui, avait trouvé tout en conduisant le ballon. Il ressemblait en fait beaucoup au joueur qu’il est maintenant. Il n’avait pas grand chose à apprendre. Il possédait un sang froid extraordinaire, était capable de dribbler tout en observant tout ce qu’il se passait autour de lui, de deviner ce que les autres allaient faire. A chaque moment il pensait aux lignes de passe possibles. Cela dit je pensais à l’époque qu’il pouvait encore progresser. Il aimait bien passer mais pas trop conclure, marquer. Compte tenu de ses qualités il pouvait aussi devenir plus buteur. Aujourd’hui il trouve beaucoup de plaisir à donner un bon ballon.
Quelle est sa position idéale ?
Il peut joueur au milieu, à gauche ou à droite. Partout en fait. LE truc c’est qu’il se sent un peu plus à l’aise côté gauche parce qu’il aime bien rentrer la surface et de là prendre la diagonale.
Quel souvenir gardez-vous de votre rencontre avec Lacazette ?
J’étais allé le voir jouer avec la réserve de Lyon. Il ne courrait pas, ne demandait jamais le ballon, ne faisait aucun appel, ne défendait pas. Rien, rien de rien… En 90 minutes, il n’avait rien fait du tout. Mais il était ravi d’avoir marqué un but. Marquer un but équivalait pour lui à faire un bon match. Un gros caractère. Difficile de lui faire comprendre qu’il avait besoin de travailler, courir, faire des appels dans les espaces. J’avais beaucoup d’attaquants. Je l’ai donc d’abord fait jouer latéral. Ensuite je l’ai mis ailier pour qu’il gagne un peu de temps en conservation de ballon, le temps que le bloc remonte. Puis on l’a fait passer au centre de l’attaque. J’avais besoin d’un buteur. Il est plutôt de petite taille mais ce n’était pas un problème pour lui. Il a énormément progressé dans le jeu sans ballon. Il court, travaille pour l’équipe. C’est un joueur complet.
Vous soulignez le jeu sans ballon de Lacazette. Est-ce une qualité de plus en plus décisive dans le football moderne ?
Lacazette est un joueur comme Luis Suarez. Il peut redescendre au milieu pour jouer un peu et demander ensuite la ballon dans l’espace. C’est un joueur idéal pour le FC Barcelone. Mais le problème de Suarez c’est qu’il a perdu en condition physique. Il était capable de mettre plus de pression, avait plus d’agressivité. Maintenant ce n’est plus le cas. Une équipe qui ne lui donnerait pas beaucoup de ballon serait en grande difficulté. Il a perdu en vitesse et donc en capacité de créer des différences seul. Il sait se démarquer, chercher la profondeur et demander le ballon. C’est un buteur. Mais il lui manque quelque chose. Avec Guardiola le Barça jouait 80% de sa possession dans le camp adverse. Aujourd’hui, c’est différent. Le Barça accepte de jouer en bloc bas. Or quand tu joues si replié, il te faut un attaquant qui sache garder le ballon pour permettre à l’équipe de sortir. Et Suarez perd énormément de ballons. C’est le problème du Barça actuellement. Le Barça n’a pas de joueur avec la qualité nécessaire pour pouvoir se replier, laisser le ballon à l’adversaire et défendre dans son camp. Des joueurs comme Alba ou Busquets ne sont efficaces que pour défendre dans le camp adverse. Ils ne savent pas récupérer le ballon si l’équipe se replie. Si vous voulez jouer en contre, la technique n’est plus si importante.
Vous insistez sur l’idée de résistance, de constance dans les mouvements. Cette saison nous voyons la naissance d’attaquants comme Van de Beek, Bernardo Silva, Son, Mané… Aucun de ces hommes ne base son jeu sur le dribble. Il y a des dizaines d’année certains joueurs faisaient carrière rien que sur leurs dribbles. Le dribble a-t-il perdu son attrait d’antan ?
Dribbler est une très bonne chose. C’est une solution pour offrir des occasions inattendues. Si un joueur dribble mais personne ne le suit, le dribble ne sert à rien. Si le dribble crée des différences c’est parce qu’il ouvre les lignes mais à la condition s’être suivi derrière. C’est important d’avoir des joueurs qui savent dribbler mais à condition d’être intelligents pour comprendre son environnement, d’être en harmonie avec ses coéquipiers. Hazard est un exemple. Il peut jouer à une touche de balle, se retourner, jouer en remise, reculer et demander à nouveau… et à un moment donné dribbler trois joueurs, faire la passe et offrir un but. S’il ne savait pas dribbler on aurait pu rester longtemps à se passer le ballon sans avancer.
Vous ne pensez pas que les espaces se sont tant réduits et que l’essentiel maintenant pour créer un déséquilibre ce n’est pas le dribble mais plutôt le mouvement ?
C’est un changement qu’a apporté Guardiola. L’important c’est de faire les deux choses : dribbler et jouer sans ballon. Hazard peut s’imposer comme dribbleur. Il peut dribbler en espaces réduits parce qu’il garde toujours le contrôle du ballon et le contrôle de ce qu’il se passe autour de lui. Pourquoi ? Parce qu’il joue la tête levée et reste très lucide quand il redescend au milieu de terrain. Il est parfait. Extraordinaire. Sans espace, ce sont les joueurs intelligents qui s’imposent, les clairvoyants, les analytiques, les plus doués techniquement. Maintenant, si tu rates ton contrôle c’est fini. Tu rends le ballon à l’adversaire. Un bon contrôle c’est celui qui prépare le corps et le ballon pour faire la seconde touche immédiatement. Si tu fais un contrôle entre les lignes et que tu es obligé de la toucher une seconde fois pour te mettre dans le bon sens avant de la rendre, on te presse et c’est fini. Pour moi le niveau suprême c’est le Barça. On voit bien comment Dembélé est encore dans une phase d’apprentissage. Il lui manque encore un peu de technique dans les petits espaces. Mais il attaque l’espace et dribble. Il faut trouver un équilibre entre de bons joueurs de ballons, des dribbles et des passeurs. En ce sens Hazard et Lacazette sont complémentaires. Les deux sont très à l’aise avec le ballon dans les espaces réduits, les deux s’associent très bien, les deux bougent très bien sans ballon pour le recevoir, les deux savent très bien remiser pour leur coéquipier. Mais Hazard adore donner la dernière passe et Lacazette préfère marquer. Hazard est heureux quand il est fait une différence grâce à une passe décisive. Lacazette quand il marque un but. Ceci lui permet de se démarquer avec beaucoup d’énergie et de recevoir le ballon en position de frappe.
Vous qui avez coïncidé avec Van Dijk à Southampton il y a trois saisons, pourquoi croyez-vous qu’il a transformé le Liverpool de Klopp ?
Pour réaliser un bon pressing, il est nécessaire d’avoir deux choses : un attaquant qui indique la direction du mouvement et un central qui maintienne les lignes compactes. En poussant depuis l’arrière. Le central doit imprimer une certaine mentalité à ses coéquipiers pour bien ferme les lignes, limiter les espaces et travailler avec concentration. Sans Van Dijk ce serait impossible. Mais le Van Dijk qui est arrivé à Southampton en 2005 ne l’aurait pas fait non plus. Il se limitait à défendre sa surface. Il ne jouait pas.
Pourquoi ?
Parce qu’il n’utilisait pas toutes ses qualités. Il préférait rester derrière. Il se contentait de défendre dans sa surface pour ne pas avoir à courir sur de grandes distances. C’était très difficile d’essayer de le reprogrammer pour défendre avec 50 mètres dans son dos. Vraiment dommage. Je me rappelle qu’il était compliqué de parler avec lui. C’est une chose qui arrive souvent avec les joueurs à fort caractère. Il avait une personnalité difficile. Alors je lui ai préparé une vidéo avec des exemples d’équipes importantes, de grands défenseurs, de sélections et de club. Pour lui expliquer le rôle des grands défenseurs qui poussent de l’arrière, qui jouent vers l’avant, qui ferment les lignes de passe, qui jouent avec 50 mètres dans leur dos comme Piqué. Van Dijk ne cherchait que la sécurité dans la surface. Il voulait avoir la paix, rester dans sa zone de confort. Du coup, quand je lui ai montré la vidéo, il n’a pas du tout apprécié. Plusieurs jours plus tard, le voilà convoqué avec la sélection hollandaise pour un match international. Je regarde le match. Je le vois alors réaliser des couvertures beaucoup plus haut sur le terrain, faire monter son bloc, ne pas de détacher des attaquants adverses, les harceler. C’est exactement ce que je voulais ! A son retour je lui dis « tout ce que tu as fait avec la Hollande me semble parfait ». Il m’a répondu d’un demi-sourire, d’un rictus à la commissure des lèvres. A partir de ce jour il fait avec moi six mois extraordinaires. Si Liverpool a payé ce transfert 70 millions, c’est uniquement pour ces six mois. C’est un joueur d’une qualité énorme. Il est technique, a un pied très habile pour débuter les actions et suffisamment souple pour pouvoir se retourner. Les centraux de cette stature ont tendance à avoir des problèmes dans les mouvements giratoires, qu’ils règlent grâce à leur anticipation. Lui n’est pas plus rapide que les autres, ni plus intense mais il est malin et intelligent. Il a appris à anticiper.
Tous les centraux tendent à redescendre, après tout, n’est-ce pas normal ?
C’est normal que les centraux se sentent plus sûrs dans leur surface. C’est instinctif. Van Dijk venait de jouer deux ans en Ecosse. C’est une autre culture. Même les entraîneurs de Premier League attendent que leurs centraux restent dans l’axe, qu’ils ne s’écartent pas sur les côtés ou sur les ballons longs. La vieille culture anglaise c’est de défendre avec toute l’équipe en bloc bas. Il y a encore peu de temps, on n’attaquait que par les côtés et des ballons longs. Ceci provoquait un duel aérien dont les dépositaires étaient les centraux. Ces derniers temps, un grand changement s’est produit. Les entraîneurs et les joueurs ont changé. Avant, tous les avant-centres étaient grands et costauds, allaient au duel, se mettait en marche avec les ballons longs et se spécialisait dans le duel avec le central. Il y a encore quelques attaquants de ce type mais sont apparus les Agüero, Firmino, Jesús… Ce sont des avant-centres qui jouent au ballon. Ce qui oblige les centraux à eux-mêmes progresser. Ils ont toujours l’obligation d’être bons dans le jeu aérien mais ils doivent aussi savoir lire les matchs, presser haut, êtres rapides pour se retourner dans la sortie de balle. Aujourd’hui les six premiers de Premier League, jouent loin de leur but et pressent très haut avec 50 mètres dans leur dos. Pour jouer ainsi il faut des centraux complets capables d’affronter tous les adversaires de la même manière.
Comment on entraîne le sens de l’anticipation ?
Tout dépend de la tête. Un joueur qui anticipe est un joueur intelligent, c’est comme ça. Mais on peut toujours progresser pour calculer, anticiper, voir la situation. Je me souviens qu’un jour j’étais venu à Barcelone pour voir Abidal que j’ai fait débuter comme professionnel. Je suis resté à la Masia à regarder les entraînements des catégories inférieures. Il y avait des gamins de 10-11 ans qui jouaient un match sur un demi-terrain 9 contre 9. Dans le centre de la défense, un seul joueur. Sur les côtés un seul joueur pour tout le côté : il devait à la fois attaquer et défendre. Plus tard, selon la qualité de chacun, ils deviendraient ailiers ou latéraux. Mais durant l’étape d’apprentissage il devait accomplir ces deux fonctions. Il faut devenir un joueur complet. Adulte, s’il s’établit comme ailier, il aura les jambes pour défendre et s’il devient défenseur il saura comment attaquer. C’est pareil pour les centraux. Au milieu du terrain il ne restait qu’un central et un milieu de terrain. Et comme les ailiers montaient il était normal qu’ils se retrouvent à défendre en un contre un contres les attaquants et milieux adverses. A chaque perte de balle, ils couraient vers l’attaquant adverse pour l’empêcher de prendre de la vitesse. Ils n’avaient aucune crainte de faire ça, même s’ils manquaient de vitesse. Et prenaient confiance. Piqué et Puyol ont appris depuis tout jeune. Ce ne sont pas des défenseurs rapides mais ils ont appris à jouer avec beaucoup d’espace derrière eux, à défendre en un contre un, à faire beaucoup de couvertures. Devenus professionnels, Guardiola les a utilisés comme ça sans problème. Ils étaient habitués.
Comment modifier une habitude déjà acquise chez un football déjà arrivé à maturation ?
J’ai eu des défenseurs qui dans leur centre de formation n’avaient jamais appris à défendre haut avec des espaces. En France, on ne travaille pas comme cela. Quand tu demandais à des défenseurs français de défendre haut, ils prenaient peur. Au moment où ils sentaient qu’ils allaient se prendre une contre-attaque, ils reculaient. Cette hésitation laisse un espace à l’attaquant qui peut ensuite se retourner et les attaquer. Ils leur laissent l’espace nécessaire pour accéder et les mettre en difficulté. Alors que c’est exactement le contraire qu’il faut faire : aller immédiatement au contact et les empêcher de se retourner ! Quand les défenseurs mûrissent et deviennent professionnels, c’est très difficile de leur apprendre. C’est ce qu’on a travaillé avec Van Dijk à Southampton et Maguire à Leicester. Quand je suis arrivé à Leicester, Maguire avait des problèmes pour se retourner. Il était techniquement très doué et très rapide une fois lancé. Mais dans les premiers instants de la transition, juste au moment de se retourner, il souffrait. Je lui ai dit « si tu as des problèmes pour te retourner, tu dois apprendre à mieux lire le jeu et anticiper »
Vous ne pensez pas que le sens de l’anticipation implique d’avoir une profonde connaissance du jeu qui est très difficile d’inculquer ?
L’important est de faire progresser un joueur en vue d’un modèle de jeu déterminé. Mieux vaut avoir des centraux rapides. Mais le manque de vitesse n’est pas une contrainte si tu es intelligent et tu sais comment éviter que l’attaquant n’accélère, lui gagner la position, s’interposer entre lui et sa trajectoire… Les vidéos montrant de bons exemples sont toujours une aide pour les entraîneurs. On peut ainsi montrer au joueur les choses qu’il a bien faites et ses erreurs, on peut leur poser ce genre de problèmes : « que ferais-tu dans cette situation ? ». Tu les convaincs par un exercice intellectuel. C’est important que les centraux analysent tout ce qu’il se passe autour d’eux. Il faut les doter de bons principes et ensuite les encourager à être courageux. Il suffit qu’ils soient réceptifs. Le capitaine de Leicester, Wes Morgan, qui avait 33 ans et n’avait jamais commencé une action autrement que par un ballon long a beaucoup progressé.
Quels sont les joueurs qui conditionnent le plus la construction du jeu ? Les centraux ou les avant-centres ?
Il faut une colonne vertébrale. Gardien, central, milieu de terrain et avant-centre. Quand Guardiola arrive en Angleterre il n’est pas champion la première saison. Pourquoi ? Un problème de gardien. (Claudio Bravo) n’était pas assez à l’aise techniquement dès que ses défenseurs le cherchaient pour sortir le ballon, il était dépassé. Les adversaires se mirent donc à presser City très haut et leur poser beaucoup de problèmes. Si le gardien ne leur offre pas assez d’appui, les défenseurs s’inquiètent; City a perdu beaucoup de ballons comme ça. Dans ces systèmes si vous avez 2 ou 3 joueurs qui ne sont pas à l’aise, qui n’ont pas assez de sang froid sous la pression, vous mettez en danger toute l’équipe parce qu’à la perte de balle vous n’êtes pas repliés, l’équipe est ouverte et les adversaires trouvent beaucoup d’espace pour vous faire mal. Voilà pourquoi City a acheté un gardien qui a des mains à la place des pieds (Ederson). Maintenant, quand le ballon revient, le gardien sort le ballon joué sans perdre la possession. Si tu veux construire avec tous tes joueurs, à tous les postes, tu dois avoir des joueurs qui savent jouer au ballon. Même le gardien. Ce que recherche Guardiola, c’est de parvenir à cette connexion. Comme une partition de musique.
Traduction: Thibaud Leplat
J’avoue que les différentes analyses de Claude Puel sont vraiment précises. En tant que fan de football, je consulte souvent des sites de sport comme : https://live.clicnscores.fr, pour rester à l’affût des derniers évènements footballistiques. Selon moi, le Belge Eden Hazard a été l’un des meilleurs joueurs de Premier League durant la saison 2018-2019.