En attendant Hatem (inédit)

Il n’y a pas que le football dans la vie. Il y a aussi l’art, la vie. Il est heureux, paraît-il, tranquille même. Tant mieux. 

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Pour comprendre quelque chose à l’obsession, il faut revoir la scène d’ouverture d’Apocalypse Now. Ce que le cœur voit, les yeux l’ignorent. Une forme se dessine devant nous, le visage se penche légèrement. Ce n’est plus un ventilateur que l’on voit tourner au-dessus de nos têtes. Ce n’est plus un mégot de cigarette qui crache cette fumée opaque. Tout à coup, à mesure qu’on se souvient, ce qu’on a devant les yeux ne ressemble plus du tout à ce qu’on a devant les yeux. Ce que les tripes voient c’est tout ce qui manque, tout ce qui dévore de l’intérieur. L’odeur du sang, la moiteur de la jungle dans cette chambre moite. Les palles du ventilateurs sont celles des hélicos survolant la jungle vietnamienne, les bruits des pots d’échappement qui raisonnent à l’extérieur ne sont pas ceux de Saigon mais plutôt des décharges de MPK s’enfonçant tantôt dans un arbre, tantôt dans une jambe. Et cette fumée, ce n’est pas la cigarette. C’est le destin. C’est le Napalm.

 

 

On nous dit qu’Hatem réfléchit encore. Qu’il va bientôt revenir mais qu’il s’amuse aussi à nous faire attendre. Alors, parce qu’on en sait déjà beaucoup trop sur celui qui depuis 15 ans nous faisait languir d’un sourire en coin, on se précipite dans les salles de cinéma, on tâche d’oublier que la cigale a décidé d’attendre, de mesurer son choix, de réserver son génie à quelques initiés du bitume, d’aller au cinéma, aussi. Avec lui on regarde le chef-d’œuvre de Copolla – nouveau montage, nouvelle version – en se disant que le Napalm doit pouvoir aussi brûler la mélancolie. Il n’y a pas que le football dans la vie. Il y a aussi l’art, la vie. Il est heureux, paraît-il, tranquille même. Tant mieux. L’humeur de l’idole est notre chef-d’œuvre. Mais à peine est-on enfin installé dans un fauteuil trop confortable pour ne pas divaguer, à peine The End raisonne-t-il, c’est l’orage qui se déclenche dans la mémoire. L’obsession reprend. L’image frappe les narines. Le regard perdu de Martin Sheen dans le plafond c’est le nôtre. Du Napalm, encore.

L’humeur de l’idole est notre chef-d’œuvre.

On s’asphyxie. Il faut sortir. Puisque c’est dimanche, on abandonne le ciné et on revient au football comme à un bol d’air frais. On écoute les camarades Omar et Benji s’enthousiasmer à notre place. On se dit qu’heureusement, ces types existent. Ce soir ils nous chantent la joie du jeu et la beauté des sevillanas. Comme des enfants silencieux, on se glisse dans leur conversation d’adultes et, plutôt que de passer le dimanche soir à chanter le blues des semaines qui démarrent trop lentement, on écoute leurs éclats de rire, l’admiration qu’ils nous offrent.

Ces garçons sont bien plus que de simples « commentateurs » d’un évènement tenu à distance. Quand ceux-là nous éloignent à force d’expertise déployée, Omar et Benji, eux, nous en rapprochent, au point de nous faire croire que nous aussi sommes debout avec eux dans les travées un peu désuète du Sanchez Pizjuan. Omar et Benji ne sont pas des commentateurs. Ils sont – comme on dit en Espagne – des narrateurs, des voix qui se confondent avec l’histoire elle-même, des voix qui chantent, des voix qui montrent. On se laisse porter. On chante avec eux. Et pour la première fois depuis le début de cette interminable attente, on se marre comme des gosses.

Ils sont – comme on dit en Espagne – des narrateurs, des voix qui se confondent avec l’histoire elle-même, des voix qui chantent, des voix qui montrent.

Mais à peine Ever Banega s’approche-t-il du ballon que le mal reprend. Les silhouettes se dédoublent, les ballons prennent une forme étrange. On l’aurait bien vu, c’est vrai, notre cher Hatem, dans ce milieu de terrain Banega-Vazquez-Jordan. Même Sampaoli et Lillo l’avaient voulu à l’époque. Ils étaient prêts à tous les sacrifices pour faire de lui leur Léo Messi. C’était l’été 2016, l’Europe tout entière avait pu vérifié, toute l’année précédente, que nous n’étions pas des fous, qu’il y avait bien derrière ce pied gauche et cette allure de seigneur, un artiste du feu.

Tout était prêt pour Séville: le contrat, les paumes de nos mains, nos mémoires. Nous nous retrouverions en Andalousie, c’était (presque) écrit. Séville, ce n’est pas rien : dernière ville d’Europe, capitale des Indes espagnoles, point de départ des Conquistadores, ville d’arrivée de l’or des Amériques. Séville signait la fin de l’errance et le début de la conquête.

Mais Paris sonna tout à coup comme un coup de fil qu’on n’attendait plus. Impossible refus. Intraitable destin. C’est Nasri qui brillera à Séville et Hatem qui (re)partira en exil. 

Du Napalm, encore.

2 réflexions au sujet de “En attendant Hatem (inédit)”

  1. Tout à fait cela, j’adore le terme « narrateur » pour ces deux là et quelques autres. C’est exactement cela que je recherche, spectateur avachi dans un trop confortable canapé à quelques centimètres d’un récipient en verre où l’ houblon fait son travail de conservation des arômes.
    Je veux que l’on me raconte une histoire quand je regarde un match de foot ! Je veux que l’on me transporte, que l’on me téléporte, que l’on me transcende, que l’on me transperce d’émotions sportives…
    Je m’en vais, de ce pas, ériger, dans mon salon, un temple aux « narrateurs » ! Qu’ils soient bénis des Dieux 😉

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  2. Quel bel article , intelligent dans les mots , dans le regard porte sur cette énigme qui n’en est pas une. Les entraîneurs aux goûts gris qui n’ont pas eu envie de voir pousser une telle fleur sur leur gazon sont beaucoup plus questionnables. Il n’est toujours pas sur un terrain. Dans trop peu de temps , il ne le sera plus du tout. Les idiots qui ricanent en entendant son nom et son histoire, tous ceux qui au contraire au souvent pleuré avec lui, sentiront le même courant froid, le vide que son talent sans limite laissera en s’en allant. Ce jour la on pourrait dire qu’on aura assassiné Mozart.

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