Valdano « le football est une fiction » (inédit) 1/2

À l’occasion de la diffusion de l’excellent « C’est pas grave d’aimer le football » réalisé par Hervé Mattoux et Laurent Kouchner pour Canal Plus, poursuivons la réflexion en conversant avec l’un de ces intellectuels qui pensent à l’intérieur du football. Et celui-là, chose rare, est aussi champion du monde 86. 

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Il est des hommes dont l’importance se mesure à la fécondité de la pensée. Jorge Valdano est bien plus qu’un champion du monde 1986 (buteur en finale), un ancien entraîneur et directeur sportif du Real Madrid. Il est bien plus aussi qu’un actuel consultant pour Beinsport Espagne ou chroniqueur patient et discipliné du football mondial depuis plus de vingt ans. Non, Jorge Valdano est beaucoup plus que la somme de toutes ces missions. Il est un sage qu’il convient de consulter à intervalles régulier et qui, comme les philosophes de l’Antiquité, vous invitera à vous exercer régulièrement à la même discipline de pensée. 

Cette conversation a eu lieu le 10 novembre 2018 à Madrid. Elle est le point de départ philosophique de La Magie du football, pour une philosophie du beau jeu, publié en mars 2019 chez Marabout. 

Jorge Luis Borgés, l’un des plus grands auteurs du pays qui aime le plus le football au monde — l’Argentine — a toujours détesté le football. Il lui a pourtant écrit l’un des plus beaux contes jamais écrit pour en révéler sa nature fictive : Esse est percipi dans Chroniques de Bustos Domecq

Borgés était un aristocrate avec de grandes intuitions. Ce conte qu’il a composé à quatre mains avec Bioy Casares sur le football est merveilleux. L’autre jour De Laurentis (président de Naples) a dit qu’il fallait rendre le football plus divertissant au risque de le voir disparaître. C’est sans doute le cas. Le football tel qu’on l’a connu va bientôt disparaître. Dans les lots correspondants aux droits de retransmission de la NBA il y a maintenant un lot qui ne contient que le dernier quart-temps. C’est terrible. Stratégiquement c’est une erreur parce que cela revient à jeter à la poubelle les trois-quart du match. J’essaie de lutter contre ces tendances à la décomposition mais c’est très difficile de lutter contre son époque. Cette attitude te mène inévitablement à la mélancolie. Pour moi, le football c’est tout le contraire de la technologie. Il y a une sauvagerie à y maintenir.

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Le pragmatisme prétend à ce titre mesurer la valeur d’une méthode à son efficacité. En ce sens, il mesure tout à l’aune du résultat indépendamment de tout autre considération. Etrange idée, n’est-ce pas ? 

Le problème c’est que l’obsession pour le résultat balaie toutes les valeurs de références, absolument toutes. Quand quelqu’un veut obtenir de l’argent par n’importe quel moyen, la première chose qu’il fait c’est de se débarrasser de toutes les valeurs de référence. C’est une idéologie très dangereuse et autorise celui qui gagne à tous les excès. Je me souviens de Mourinho tendant l’oreille aux supporters turinois (contre la Juventus Turin le 7 novembre 2018, victoire 2-1) après une victoire à l’arrachée grâce à un somptueux coup franc de Mata et un but en contre à la quatre-vingt dixième minute. Il n’y avait pas de quoi être fier pourtant Mourinho s’est senti autorisé à faire ce qu’il a fait par le seul pouvoir que lui confère le résultat favorable. Et en effet, si nous nous centrons sur l’idée de résultat — qui est l’essence du pragmatisme — alors l’idée de mérite disparaît instantanément. 

« L’obsession pour le résultat balaie toutes les valeurs de références, absolument toutes. »

Quand on ne s’intéresse qu’au résultat, on en vient donc à négliger des choses essentielles. C’est aussi par « pragmatisme » qu’en France on a classé les jeunes footballeurs par catégories ethniques (« Francais », « Maghrébin », « Antillais », « Africain ») comme l’ont révélé dans Mediapart les documents tirés des Football Leaks. Au-delà même de l’aspect éthique révoltant, on se rend compte que l’idée de fichage ethnique — faite par « pragmatisme » — est en plus stupide. En effet, c’est quoi un « Africain »  ? Un « Antillais » ? Un « Maghrébin » ? Ces types censés faciliter la compréhension ne sont rien d’autre que des préjugés entretenus par le pragmatisme lui-même…

C’est le Barça qui nous a sauvé de tous ces affaires de discrimination à partir du physique. Je me rappelle d’un dirigeant de Valence qui me disait toujours avant de recruter un joueur « peu importe si le cheval avance ou pas, ce qui compte c’est sa taille ». C’était une manière de dire que les joueurs petits n’avaient aucune place et aucun sens dans l’idée assez primitive du football que se fait le pragmatisme. Le pragmatique est toujours très basique parce qu’il part de perceptions qui semblent évidentes et non d’idées. Or, la perception supposées évidentes que les joueurs physiquement plus dotés exercent une supériorité sur les autres a heureusement été largement démentie par des joueurs comme Xavi et Iniesta. 

Ils te répondront : « alors comment et à partir de quel critère sélectionner les joueurs ? On ne peut pas mesurer des idées ! », on tourne en rond… 

Le seul critère valable c’est la taille du talent. La difficulté ne réside pas dans le critère mais dans la manière de l’appliquer. Ce qui est difficile c’est de juger le joueur moyen. Le très bon ou le très mauvais se remarquent immédiatement. Quand tu vois jouer un très bon, tu as tout de suite envie qu’il ait le ballon. C’est une évidence, comme l’amour. En réalité, le talent, c’est qu’il y a de moins subjectif au monde. Il faut juste savoir le détecter au plus tôt. Or, il y a un facteur de confusion lié à la croissance. Un gamin qui naît en décembre est deux fois plus grand qu’un autre né en janvier. L’entraîneur, parce qu’il travaille dans un contexte de compétition et non de formation aura tendance à privilégier le plus costaud qui va prendre encore plus d’avance sur le plus petit. Ce n’est que plus tard, vers 18 ans, quand le physique ne marquera plus autant la différence et se stabilisera, que le joueur technique finira par être beaucoup plus déséquilibrant. Mais à une seule condition :  avoir été capable de l’avoir valorisé et maintenu jusque là. 

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« Kylian a une coordination hors du commun, il réussit à mettre d’accord la vitesse et la précision »

Comment fait-on pour évaluer un joueur comme Mbappé ? Il y a une certaine unanimité à son sujet. Il y a pourtant une différence entre ses qualités du joueur et l’usage qu’il en est fait en sélection ou au PSG. Il semble fonder son jeu sur sa seule vitesse au risque de la caricature. 

Usain Bolt essaie lui aussi de devenir footballeur professionnel mais il n’y arrivera jamais ! Usain Bolt arrive avant les autres, certes, mais pour lui, les problèmes commencent une fois parvenu au ballon. Là est la différence entre Bolt et Mbappé. Kylian a une coordination hors du commun, il réussit à mettre d’accord la vitesse et la précision, ce qui est la chose la plus difficile à faire. L’espace qu’il gagne grâce à la vitesse, il parvient à le conserver grâce à son talent. Il a toutes les conditions naturelles, techniques et de conception de jeu pour être un grand joueur. 

Tu as écris qu’il avait tendance à « vouloir solutionner un match tout seul » ?

Je lui devine un certain sens de l’exhibition. Il veut résoudre beaucoup de situations d’une fioriture et n’a pas l’austérité de Messi dont j’admire beaucoup la faculté de simplification. C’est la manifestation du talent pour moi : en une seule touche être capable d’ajouter du danger à une simple action. Parfois l’ornementation t’éloigne de l’efficacité. Je ne suis pas  pragmatique mais je reconnais que la beauté dans le football doit être unie à l’efficacité. Certes la beauté vaut pour elle seule, mais dans le football le beau vaut aussi pour ce qu’il génère dans le jeu. Mbappé ressemble à Ronaldo Nazario mais avec davantage de faculté d’association. Ronaldo avait plus de ressources au moment de frapper au but. Quand il parvenait à contrôler le ballon à 20 mètres des buts, la sensation immédiate c’était qu’il y allait obligatoirement avoir but. Avec Mbappé, on n’a pas encore cette sensation. Cela dit, il intimide, ce qui lui donne déjà un immense pouvoir sur une rencontre. 

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« Maradona était responsable des miracles. Et pour réaliser des miracles mieux vaut être en forme »

Mbappé semble beaucoup plus intéressant en jouant à l’intérieur en s’associant à Neymar. Est-ce un danger au moment de récupérer le ballon ? 

La récupération de balle est à la portée de n’importe quel joueur. Mais ce que fait Mbappé, personne d’autre qu’Mbappé ne peut le faire. Quand j’ai joué le Mondial 86 avec Diego, nous étions trois attaquants : Buruchaga, Maradona et moi. L’entraîneur, Bilardo, héritier de Estudiantes de la Plata, exigeait que lorsqu’on termine une action offensive, deux des trois attaquants reviennent le plus vite possible au centre du terrain pour défendre. En 1986 c’était une nouveauté. A l’époque l’attaquant vivait encore de son instinct. Quand il marquait un but il le célébrait. Quand il ne marquait pas, il attendait l’action suivante pour tenter sa chance. Avec Bilardo, non. Si on ne mettait pas le but, il fallait redescendre au centre du terrain et collaborer avec  la structure de l’équipe. Mais nous étions toujours les deux mêmes à redescendre : Buruchaga et moi. Je ne me suis jamais posé la question de savoir si c’était injuste que Maradona, lui, puisse redescendre tranquillement pour se reposer et moi non. Parce que la réponse était très claire. Maradona était responsable des miracles. Et pour réaliser des miracles mieux vaut être en forme. C’est comme un contrat passé avec l’équipe. Chaque joueur reçoit à hauteur de sa contribution à l’équipe. Mbappé contribue à créer, ce qui en football est la chose la plus difficile à faire. Son droit est donc de ne pas récupérer le ballon. 

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Fin de la première partie, suite ici

 

Entretien réalisé par Thibaud Leplat

 

 

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