Le football aux temps perdus

Il est possible depuis 2018 de ne consommer que les dernières minutes des matchs NBA. Le tennis est lui-même en plein bouleversement et cherche à réduire la durée de ses matchs. Un opérateur français est sur le point de proposer des actions de Ligue 1 en « quasi-direct ». Faut-il craindre ce processus de désintégration de la rencontre sportive ? 

On n’a jamais le temps de rien, c’est vrai. Le tennis, trop long, trop lent, est contraint de revoir le format de ses rencontres. Moratoglou, en compagnie d’une poignée de joueurs de l’ATP a donc avancé ce mois-ci (compétition toujours en cours) sa contribution à la modernisation du sport en inventant l’UTS (Ultimate Tennis Showdown) nouvelle discipline se pratiquant sur des courts de tennis en quatre quarts-temps de dix minutes. Le temps de récupération entre les points passe de 25 à 15 secondes et la durée des matchs (hors mort-subite) passe donc à moins d’une heure. La menace qu’il faut éviter c’est l’ennui, bien sûr « Les gens consomment des formats vidéo plus courts et préfèrent les contenus à grignoter. Plus les matchs sont longs, plus la durée d’attention diminue, ce qui est encore plus vrai pour le jeune public ». La sollicitude de Patrick Moratoglou à l’égard de notre attention n’a d’égale que sa clairvoyance. Face à un spectacle qui s’étale et s’enroule, ce n’est plus le bâillement qui est le mal qui guette. Ce que redoute l’industrie de l’attention – en particulier en période post-confinement – c’est le désabonnement autrement dit la disgrâce.

L’homme pressé

Adam Silver, profession Commissioner

Comment retenir l’attention du consommateur ? Adam Silver, commissioner de la NBA nous avait averti dès 2018 en proposant une nouvelle offre au fan débordé par tant de sollicitations « Aucun doute que les gens verront sur les réseaux sociaux qu’une fin de match passionnante est en train de se jouer. Ils seront donc plus enclins à ne regarder que les cinq dernières minutes. Ou alors je pense aussi qu’il y a une audience possible en début de soirée pour les gens qui pour une raison ou pour une autre ne pourront voir que le premier ou deuxième quart-temps d’un match. Proposer d’acheter le match complet dans ce cas ne me semble pas une bonne proposition commerciale ». Pour 99 cents l’abonné peut désormais regarder uniquement le dernier quart-temps d’un match qui l’intéresse. L’attention est une affaire précieuse, c’est la grande leçon de ces temps agités.

https://twitter.com/Vasu/status/977362401577308163?s=20

Quasi-direct et quasi-match

Cela dit, soyons honnêtes, reformater une discipline en vue de sa commercialisation n’est pas chose nouvelle. C’est ainsi, par exemple, que la fédération internationale de Volley-ball a introduit en 1998 la règle du libéro. Spécialiser un expert en défense (en rompant avec la tradition de la rotation des joueurs en Volley) devait mettre un terme à la succession aride de réception-passe-smash au profit d’échanges plus longs et plus spectaculaires afin de gagner du temps d’antenne. Le tennis avait vu apparaître le tie-break dans les années soixante-dix afin de mettre fin plus rapidement aux parties que la règle des deux jeux d’écart rendaient interminables et donc difficilement compatibles avec les contraintes de l’industrie télévisuelle. 

L’attention est une affaire précieuse, c’est la grande leçon de ces temps agités.

Avec l’attribution des droits de retransmission de la ligue 1 pour la période 2020-2024 et en particulier son lot 6, passé relativement inaperçu jusque là, une rupture est sur le point d’avoir lieu dans le football. Ce lot, acquis par Free, garantit en effet à son acquéreur la possibilité de produire des « extraits en quasi-direct ». Cette innovation porte en elle une ambiguïté qui n’a pas fini de rendre fou l’idéaliste.  L’institutionnalisation de l’asynchrone comme produit (c’est le sens de cette étrange notion que le « quasi-direct ») voilà une manière subtile mais définitive de revenir sur l’unité de temps qui était la règle jusqu’ici essentielle de la tragédie sportive et la condition de la proximité avec l’audience. En effet, sans simultanéité de l’évènement, pas de public. Pas de public, pas de spectacle.

Comment regarder un match de foot ?

Ne faisons pas les difficiles. Le « quasi-direct » (de fait déjà en vigueur sur les réseaux sociaux mais de manière informelle) a certainement de nombreuses qualités.  A commencer par la possibilité d’aller au plus vite, d’établir une distance bienvenue dans la retransmission, de pouvoir admirer un but en plein déjeuner de famille. Si elle n’est pas (encore) destinée à se substituer à la retransmission classique en direct, cette conception révèle néanmoins une tendance lourde de l’industrialisation du sport reléguant la rencontre sportive au rang de stimulateur d’émotions positives et individuelles. 

Un jeune supporter de Liverpool le 25 juin 2020Crédit : Oli SCARFF / AFP

Or, aussi loin qu’on s’en souvienne, on ne regarde pas un match de football comme on avale une pilule. En tout cas, de ce côté-ci de l’Atlantique. Regarder un match, un film, une pièce de théâtre est une expérience sociale d’intégration. Il ne s’agit pas d’aller au stade ou au cinéma pour consommer mécaniquement des dénouements mais de s’intégrer dans une communauté humaine pour mieux l’habiter (cf le rôle intégrateur des grands clubs européens comme la Juve ou le Real pour les populations immigrées). Le français le dit très bien. Quand on se rend au spectacle (quelle que soit sa forme à vrai dire) il s’agit bien de « passer du temps ensemble », d’habiter le monde en éprouvant collectivement de la durée, de faire communier nos cœurs au même rythme avant de reprendre (ou pas) le fil de nos vies solitaires. Le temps d’une « rencontre » sportive les atomes jusque là isolés qui composaient le tissu de nos relations individuelles s’agrègent organiquement les uns aux autres pour faire corps le temps d’un évènement. Segmenter une telle durée par tranches pour la vendre au plus offrant, comme on le fait de ces vieilles demeures converties en studios d’habitation individuels, c’est faire le contraire: séparer ce qui était solidaire, immobiliser ce qui était vivant. Le miel de la rencontre sportive c’est tout ce temps passé à le perdre en bonne compagnie. La récompense ? Des souvenirs en partage. 

Par Thibaud Leplat

Laisser un commentaire