Maigre et gras

Du rapport complexe que j’entretiens avec mon abdomen.

Mon passage sur l’autre versant de l’existence date du jour où je devinai sous mon T-shirt les premières courbes étrangères. La relation qu’un homme entretient à son embonpoint naissant est une affaire biblique. Il ne s’agit pas uniquement d’avoir la taille svelte, le torse fort. Non, l’âge avançant, la silhouette d’un homme est empreinte d’une gravité nouvelle. Si les femmes entretiennent avec leur poids une conversation ininterrompue depuis l’adolescence, pour les hommes, cette découverte est plus brutale. Elle ne tient pas en quelques chiffres abstraits (une balance pour la fête des pères est-elle une bonne idée de cadeau ?), mais un rapport nouveau et curieux avec son apparence et sa silhouette.

C’est donc avec un certain embarras, je l’avoue ici, que j’admets avoir fait la connaissance d’une nouvelle partie de mon corps qui, depuis quelques temps, semble mener une existence autonome. Ce qui me semblait naturel depuis les années de lycée (manger des Big Mac et toujours rester mince) tient aujourd’hui du miracle diététique. Je crois que vieillir c’est faire l’épreuve d’une gravité nouvelle : s’arrondir un peu plus chaque jour avant de s’effondrer pour toujours.

Ma première rencontre avec cette idée tragique (et quelques milliers d’autres) remonte à mes années d’université. En Sorbonne – comme disent encore les cuistres -, nous avions un professeur d’esthétique à la curieuse obsession. Le cours qu’il nous adressait chaque semaine à l’heure sainte de la digestion portait sur l’histoire de la statuaire grecque. Il s’agissait, examinant des reproduction de statues antiques, d’admirer l’évolution de la représentation humaine dans l’Antiquité entre le Vème et le IIIème siècle avant JC. L’homme installé sur son estrade forgeait notre goût pour l’ordre et la beauté en nous faisant admirer l’art de sculpter harmonieusement les abdominaux dans le marbre ou dans le bronze. La beauté des corps de ces kouroï, comme disait l’enthousiaste professeur de philosophie aux moeurs sexuelles non-déterminées, donnait une chaleur antique à nos siestes philosophiques. D’un ton grave et définitif, il concluait son exposé d’un inexorable  « la Grèce c’est le contraire de l’antipondérose ! ». Et nous réveillait en sursaut. On ne savait pas ce qu’était l’antipondérose mais on avait entendu dans notre sommeil que c’était le contraire qu’il fallait admirer.

Idée complexe et féconde.

Il reprenait ensuite « Je vais vous citer une phrase de Nieztsche, mais ne la retenez surtout pas ». Suivant attentivement ses recommandations, on se rendormait donc paisiblement. Nous étions encore innocents.

Un jour que j’avais mal dormi (et mal mangé) je m’éveillai quelques minutes plus tôt qu’à l’habitude. Il fallait, disait-il alors, pour mieux comprendre la différence entre la représentation moderne et la représentation antique de la silhouette humaine, admirer la première sculpture connue de l’âge chrétien (le nôtre).  Quand à l’âge classique le corps semblait triompher de la gravité en sculptant l’harmonie et la symétrie de corps parfaits (le kouros grec), l’âge moderne chrétien, lui, était celui de la chair triste et coupable. Il afficha donc sur le grand mur blanc qui nous faisait face la reproduction d’un crucifix sorti du moyen-âge allemand exposé dans la cathédrale de Cologne et dont aujourd’hui je devine pointer les formes dans mon miroir. « Voici le Gerokreutz de la cathédrale de Cologne. Il date du Xème siècle de notre ère. Voici le corps humain tel que la modernité, à partir de cette sculpture, va le représenter »

Après nous avoir habitués pendant des semaines à admirer les abdominaux parfaits et les torses monumentaux des athlètes vainqueurs des Olympiades, on avait désormais sous les yeux une sorte d’Homer Simpson en pagne accroché à un morceau de bois et dont un détail de la physionomie n’avait pas échappé au professeur. « Regardez la chair lâche et inconsistante de cet homme. Nous sommes loin des proportions mathématiques et harmonieuses de la statuaire grecque. Le corps ne repose plus sur le sol et semble suspendu au bois de la croix comme un vieux linge que le vent de l’histoire est sur le point de balayer».

Et alors il ouvrit tout à coup la boîte de Pandore. « C’est le propre de l’ère moderne. La chair est coupable et le corps de ce Christ en est la parfaite allégorie. Regardez cet embonpoint, c’est la preuve qu’il a pêché. » Dès lors, chaque séance d’esthétique était conclue de cette image menaçante dont le titre en allemand ne faisait qu’ajouter un peu plus de terreur à ce tableau « Le paradoxe du Gerokreutz, concluait-il, c’est qu’il est l’exact contraire de la statuaire grecque. Quand l’athlète grec était fort et fin à la fois, le corps de l’homme qui a pêché, lui, est en même temps maigre et gras ».

« Maigre et gras ». Cette révélation agit sur moi comme une malédiction. J’avais pensé jusqu’à ma trentaine que si la maigreur (ajoutée à la pâleur de ma peau) ne m’épargnait pas le ridicule sur les plages, elle me protégerait le temps venu des premiers assauts de l’embonpoint. Il n’en était rien. Voilà ce qu’était la tragédie de l’antipondérose : avoir trente-trois ans, être toujours maigre de corps mais déjà gras du bide.

Aussi, depuis le passage de la trentaine qui capillairement parlant (j’en tire une certaine gloire) s’était déroulé sans encombre, j’entretiens une relation morale avec mon abdomen. C’est lui qui sanctionne les orientations de ma vie d’adulte. Si sa courbure s’accentue, je me précipite sur le premier accessoire de torture venu pour faire contrition et effacer mes pêchés. Plus je le vois diminuer, plus je me sens purifié. Quand je crois le mal enfin vaincu, je revis pendant 48 heures (le temps que la ceinture de gras se reconstitue inexorablement) ma vie d’étudiant maigre et insouciant. Je retrouve la jeunesse passée à la Gin-Tonic University. Je revis l’innocence des journées au bistrot et des soirées au Macdo. En un mot, je ressuscite.

1 réflexion au sujet de « Maigre et gras »

Laisser un commentaire